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LA LOUVE

Dans le village, personne ne connaissait plus son nom. On l’appelait simplement la Louve, ou Elle.
Seuls les anciens se souvenaient des temps heureux où leur vie était normale et joyeuse, mais peu pouvaient expliquer comment, un soir de pleine lune, tout avait changé, ni pourquoi le malheur s’était abattu brutalement sur le village. On parlait d’une histoire d’amour au château qui avait tourné au drame, mais personne ne pouvait en dire plus. Au fil des ans, l’histoire évolua et ce qu’il en resta, c’était que plus personne ne devait s’approcher du château, et surtout pas les jeunes garçons de plus de quinze ans, à cause de la malédiction de la pleine lune.

Les soirs de pleine lune, en effet, tous les villageois, craignant que cette malédiction ne leur enlève encore un enfant, restaient chez eux, barricadaient leurs volets, rentraient les chiens, tous les animaux, éteignaient les lumières, et surtout, les parents vérifiaient très soigneusement que leurs garçons de plus de quinze ans soient bien gardés et ne puissent pas sortir de la maison sans qu’ils s’en aperçoivent. Après toutes ces précautions, il ne leur restait plus qu’à attendre que la nuit passe sans un nouveau drame, mais chacun savait que ce ne serait pas le cas, comme à chaque fois, et les parents concernés redoublaient de précautions.
Dès les premiers coups de minuit, ils entendaient les loups hurler. Dans le courant de la nuit, plus les heures avançaient, et tant que les loups hurlaient, les villageois reprenaient confiance. Mais quand brusquement le silence remplaçait les hurlements pour reprendre au bout d’un moment, tout le monde savait ce que cela voulait dire : un jeune garçon avait rejoint la meute.
La Louve ne leur enlevait pas un enfant à chaque fois, sans qu’ils en comprennent les raisons, mais ne sachant pas si le malheur les toucherait encore une fois, et ne pouvant savoir quel enfant serait appelé, tous les villageois prenaient leurs précautions à chaque pleine lune. Mais malgré tous leurs efforts et toutes leurs ruses pour retenir leurs garçons, ils ne parvenaient pas à empêcher qu’un soir l’un d’entre eux soit appelé et ne s’échappe de la maison. C’était désespérant.

Ces soirs-là, Elle sortait dans son parc et se promenait avec sa meute, dont un grand loup blanc qui la suivait pas à pas et la protégeait. On disait que la malédiction venait de ce loup, mais personne ne savait ce qui s’était passé, et les histoires les plus rocambolesques, toutes plus effrayantes les unes que les autres, couraient sur cette malédiction, sans que l’on puisse en trouver une plus crédible qu’une autre.
En réalité, ce n’étaient que des ouï-dire, car personne ne pouvait se vanter de les avoir vus, ni Elle, ni le loup blanc, ni la meute, parce que les imprudents qui s’étaient aventurés jusqu’au château les soirs de pleine lune n’en étaient jamais revenus pour raconter ce qui leur était arrivé. Mais tous les garçons savaient le risque qu’ils prenaient en sortant ces soirs-là, et cela ne les avait jamais empêchés de risquer leur vie pour savoir, malheureusement.

Ce soir-là, un jeune garçon désobéissant et curieux, comme le sont la plupart des jeunes enfants, sortit sans faire de bruit de la chaumière de ses parents qui le croyaient occupé à ses devoirs. Se laissant guider par les hurlements des loups, il s’approcha de la forêt sans même se cacher. Au bout d'un moment, il se rendit compte qu’il n’entendait plus les loups hurler et s’en inquiéta. Il s’immobilisa. À cet instant, la brume qui enveloppait le paysage dans un voile laiteux et opaque se déchira brutalement. Et il les vit !
Le château, ombre chinoise devant la pleine lune opaline, la meute, le loup blanc, et ELLE ! Ils ne bougeaient pas et le regardaient en silence, immobiles comme des statues de chair et de sang.
Il osa la regarder… et vit qu’elle était belle, que son visage était triste, énigmatique. Son regard clair, transparent, d’un or pâle, le transperça un instant et… quelque chose en lui se transforma. Il ressentit un bouleversement dans sa chair, dans ses os, et cela lui fit mal. Il voulut crier pour exprimer cette douleur mais, sans le vouloir, il se mit à hurler… comme un loup…
Alors le grand loup blanc s’approcha de lui et, docilement, le garçon rejoignit les autres loups et se mêla à la meute, qui hurla de nouveau avec force.

Dans leur chaumière, les parents du jeune garçon, sans comprendre comment ni pourquoi, reconnurent dans ces hurlements la voix de leur enfant et se précipitèrent dans sa chambre. Devant le lit vide, ils s’effondrèrent de chagrin. « Encore un, » dit le père, « mais quand donc cette malédiction cessera-t-elle ? »
S’adressant à sa femme effondrée et en larmes, il tenta de la réconforter : « Nous l’avions bien mis en garde pourtant, mais quand Elle choisit un enfant, personne ne peut l’empêcher de la rejoindre, et on ne le revoit jamais. Nous ne pouvions rien faire, notre enfant est perdu pour nous. Dieu seul sait quelle vie l’attend aujourd’hui... »

… Cette histoire m’est venue en regardant cette image, mais la malédiction de la Louve m’a empêchée de dénouer ce mystère, et je mets en garde les malheureux qui oseraient la regarder dans les yeux trop longtemps… sous peine…
Vous entendez ?… La meute hurle… hurle... Prenez garde et rentrez vos jeunes garçons…

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